Par Christine Passot
Je m’éveille ce dimanche encore endormie. Il est cinq heures. Il me faut de l’eau, ma gorge est asséchée. Au moment où je porte le verre à mes lèvres, j’entends tout près de moi une voix qui semble venir de loin.
– As-tu pensé à moi ? je suis assoiffé, je manque d’air
C’est le petit Baobab que j’ai planté dans un pot qui me parle. Quelle chance ! Heureuse de pouvoir converser avec lui, je lui réponds :
– Je ne sais jamais si je te donne assez ou trop d’eau. Et, je ne veux pas que tu attrapes un courant d’air
– Moi ? attraper un courant d’air ! Sais-tu qui je suis et d’où je viens ?
– Tu étais une graine que j’ai plantée il y a deux ans pour participer à la survie de ton espèce. Maintenant, tu mesures un mètre, ta tige approche les dix millimètres, tes feuilles vertes sont au sommet de ton tronc.
– Tu crois que je vais en rester là ? Je suis un sage qui traverse les siècles sous le soleil ardent et la poussière. En moi coule un fluide magique. Quiconque m’étreint, absorbe l’énergie qui transforme le cœur.
– D’où te vient cette force magique ?
– Planté sur un sol aride et dépouillé, mes racines par milliers démultipliées s’enfoncent au cœur du monde pour puiser une substance sublime.
– Je voudrais comme toi traverser les strates de la terre pour sentir monter en moi un fluide qui pétille et traverse mon corps jusqu’à l’ivresse. Parle-moi encore de toi.
– Mon corps s’étoffe d’une armure solide, l’aubier, ma carapace à toute épreuve. Mon tronc est si gigantesque qu’il faudrait cent écoliers pour en faire le tour.
– Ma peau me protège, elle est fine et très élastique, un seul enfant fait le tour de mon ventre.
– Protégée en toute tranquillité, circule une sève dorée comme l’or en fusion, qui abreuve ma cime, mon âme. Je m’étire, je m’élance vers le ciel pour dire au soleil de calmer son ardeur. Ma sève précieuse va jusqu’au sommet de mon être pour redescendre en terre puiser une énergie nouvelle.
– Mon sang vermeil et aéré emprunte un tel chemin. Il alimente au passage mes cellules affamées jusqu’à nourrir mes folles idées. J’inspire, j’expire.
– Mon essence subtile laisse éclater sa vitalité en un bouquet de vert feuillage, ma ramure, ma chevelure, mon esprit qui contient tout ce que j’ai vu, senti, goûté et bu ces siècles passés.
– Tu parais si petit dans ce pot, si fragile…..
– Tu n’imagines pas, petit comme je suis, ce que contient chacune de mes alvéoles : une mémoire ancestrale, la coupe de l’humanité. A chacune de mes branches est accrochée une histoire, une famille, un secret. Au cœur de mon bois, sont inscrits les milliers de générations.
– Mes cellules contiennent une partie infime de mon histoire familiale, ma généalogie. Mais je n’y ai pas accès, je ne connais pas l’histoire de mes aïeuls, leur vie, leurs secrets.
– Je suis la mémoire des Hommes. Mon tronc est si robuste que même à terre, je revis et transmets à travers mes graines toutes vies en ce monde. Veux-tu que je te livre quelques histoires de ta famille.
– Oui, raconte- moi celles qui sont très anciennes.
– Je vais te parler de ton grand-père de la cinquantième génération.
Il vit en Afrique et est grappilleur. Le grappilleur est à cette époque celui qui ramasse toutes les graines éparpillées çà et là : celles qui se sont égarées sur un sol infertile, celles coincées dans l’échancrure d’une pierre, celles qui croupissent dans une trouée de boue. Il les recueille, il les soigne, il les plante dans une terre propice, il les nourrit d’eau.
– Que lui est-il arrivé ?
– Un jour, occupé à surveiller ces petits grains, il voit apparaître une femme qui lui parait si belle qu’il reste comme hypnotisé. Il la suit et perd la notion du temps. Cette femme est ton aïeule qui mettra au monde trois enfants, une fille et deux garçons. Cette femme a un don, celui de voir dans les yeux la pureté des paroles. Ce don se transmettra sur cinq générations et n’attirera pas que des louanges.
– Dis m’en un peu plus, je suis curieuse.
– Viens chaque matin me voir. Tu me donneras un peu d’air, un peu d’eau. Je te raconterai leurs aventures
– Je reviendrai, je reviendrai…
Impressionnée d’avoir dans ma modeste cuisine un tel trésor, un tel puits de connaissance, je repars me coucher, pleine de rêves et de tendresse.
Christine Passot
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