Voici les textes écrits lors du stage marathon : la nouvelle noire.
Un recueil a été imprimé et sera distribué aux participants.
Bonne lecture!
Grand-père est mort aujourd’hui
Monique
C’est un mardi premier avril, jour des canulars, des farces et des blagues et pourtant…
Le souterrain piétonnier, éclairé au néon, est désert. Evidemment, un dimanche matin à huit heures !
Après six kilomètres d’une marche sportive, mon allure s’est ralentie, mon esprit tout entier absorbé par « l’affaire du monocle », une série d’homicides lors desquels l’assassin dépose sur l’œil droit de ses victimes un anneau doré, identique à ce petit accessoire optique, aujourd’hui suranné.
– Malgré leurs efforts, les policiers de la brigade criminelle n’ont pas avancé d’un iota dans l’épais mystère qui entoure cette affaire, a déclaré le procureur de la république.
Histoire sordide ! Encore une…
Et cette disparition d’enfant annoncée ce matin même, à la radio, par une journaliste à la voix monocorde.
Et l’évasion d’un dangereux criminel de la prison de Fresnes, vendredi dernier, toujours en cavale…
Rien pour rassurer le marcheur solitaire que je suis.
Ce tunnel n’en finit pas… Et cette odeur d’urine qui me soulève le cœur… J’évite soigneusement de regarder les dessins obscènes et la littérature ordurière qui recouvrent le carrelage dont la blancheur originelle n’est plus qu’un lointain souvenir. Je slalome entre déchets et détritus de toutes sortes.
Arrivé à mi-chemin, j’entends, non je devine, une présence derrière moi. Un discret coup d’œil par-dessus mon épaule et je distingue une silhouette d’homme qui se dessine dans le halo blafard de l’entrée de la galerie.
J’accélère le pas, lui aussi.
Autrefois, Grand-père me poursuivait ainsi, pour me punir, me battre souvent. Je revois son visage menaçant, sa bouche hurlante, et son œil droit me fixant méchamment derrière le verre circulaire de son monocle.
Ne pas montrer ma peur, ne pas dévoiler l’angoisse qui me gagne.
Les pas derrière moi résonnent. Je suis plus oppressé encore par la peur que par l’essoufflement.
Une main s’abat sur mon épaule, une masse lourde et enveloppante.
Instinctivement, je courbe l’échine, certain de recevoir une volée de coups.
Je pivote, lui fait face. Devant moi, se dresse un géant trapu au triste regard couleur d’huitres.
Je n’aime pas les huitres. Grand père les adorait…
– Suis en panne, m’annonce l’homme d’une voix hachée.
– La courroie de distribution a lâché, ajoute-t-il.
Je le regarde, apeuré. Qu’attend-il de moi qui sais à peine ouvrir le capot de mon propre véhicule ?
Le colosse me toise, marmonne quelques mots approchant du galimatias. Mon cœur s’emballe, la sueur glace ma peau, mes jambes tremblantes ne vont bientôt plus me soutenir. J’ai si peur.
– J’ai besoin de collants pour réparer, poursuit l’individu d’une voix maintenant caverneuse.
Ma tenue de jogging semble le désespérer. Il marmonne à nouveau puis rebrousse chemin sans plus de commentaire.
Aujourd’hui, je n’ai pas reçu de raclée. Grand-père s’est montré indulgent.
Il me faut reprendre la route, quitter au plus vite cet endroit obscur, insalubre et malodorant. Je plonge mes mains dans les larges poches de ma veste, et les doigts de ma main droite se crispent fébrilement sur…
Décidément, il faut que j’arrête d’enquêter pour ce journal local, que je stoppe les investigations pour élucider les affaires jusqu’ici non résolues. Ce travail me bouffe la tête, m’anéantit. D’ailleurs, Claire, la rédactrice en chef, a remarqué que mes chroniques hebdomadaires étaient médiocres, mes derniers billets confus et mon vocable inadéquat. La menace d’une suspension plane sur moi.
Je poursuis ma randonnée. Le ciel reste sombre et la bruine trouble ma vision. Guère plus lumineux dehors que sous terre !
Je fais le tour du petit bois en trottinant et fatigué me repose un instant.
C’est alors que je distingue la Peugeot, capot levé.
Ma tête me fait mal.
Soudain, tanguent devant moi, comprimés, capsules, gélules et cocktails chimiques. L’image de la camisole se fait plus nette, la brassière grisâtre m’enveloppe, m’emmaillote.
Le traitement, je l’ai arrêté voici maintenant trois mois. Depuis, «les autres» ont repris leurs bavardages pernicieux, leurs moqueries cruelles, leurs propos insultants.
Ils me tourmentent jour et nuit, sans cesse.
Et ce bruit permanent dans mes oreilles meurtries me ronge.
A l’aube de mes dix ans, je me rappelle Grand-père fâché contre moi pour une histoire de bol renversé. J’étais fort maladroit et le suis resté. Il m’avait trainé par l’oreille, jusqu’à la cave, un petit caveau voûté qui autrefois avait, disait-on, servi de prison. L’endroit idéal pour corriger le garnement que j’étais. Mon tortionnaire, armé d’un bâton, m’a rossé sévèrement ce jour-là. La massue s’est abattue sur mes bras, sur mes jambes mais aussi sur ma tête. La douleur lancinante dans mon oreille droite et mon corps en mille morceaux m’ont tenu éveillé toute la nuit. A partir de ce jour, j’ai retenu mes larmes mais mouillé mes draps. Pour moi, tout espoir de bonheur avait définitivement disparu. Ce grandpère s’était substitué très tôt à mes parents : un père décédé prématurément dans un stupide accident de cheval et une mère volage, ivre de liberté.
Avant cela, avant les coups, les bruits, les cris, les sifflements, les plaintes, les hurlements, je ne les entendais pas…
Les « autres » restaient silencieux…
L’homme en détresse me fait un signe de la main. J’approche, le reconnais. C’est lui ! Lui qui toute mon enfance m’a battu, fouetté, torturé…
Je ramasse alors une grosse pierre et frappe, frappe, frappe encore…
Un dernier regard, une ultime grimace et il s’écroule, le nez écrasé sur le bitume mouillé. Je sors de ma poche droite un des anneaux dorés et le dépose sur son œil droit encore entr’ouvert mais déjà éteint.
Devant ce corps sans vie, l’enfant que j’étais et que je suis encore, frissonne, geint, pleure sans bruit. Grand-père ne supporte pas le bruit…
Finis les châtiments, les injustices, les privations, aujourd’hui encore le bourreau est victime.
Je détourne le regard de ce spectacle macabre.
La première fois que Grand-père est mort, j’avais treize ans. Plusieurs fois, j’ai senti ma détermination vaciller, mais j’ai fini par avoir sa peau. Chute mortelle dans l’escalier… Son corps disloqué, ses yeux exorbités, son visage révulsé, ses cheveux argent décoiffés. Le spectre du vieil homme agonisant hante mon sommeil. Et jamais je n’oublierai le bruit du verre brisé, celui du monocle écrasé par la semelle de mes godillots cloutés. Pris de remords, inexpliqués, inexplicables, j’ai ramassé le lorgnon et l’ai déposé délicatement sous l’arcade sourcilière droite, dernier geste de tendresse.
Aujourd’hui il est mort pour la cinquième fois.
Je vais reprendre mon traitement…
***
Une seconde seulement
Catherine
Lorsque ce matin-là j’ai entendu les sirènes des voitures de police, à ce moment précis, j’aurai parié qu’elles s’arrêteraient devant chez nous. Les coups en douce, la clandestinité, les interdits, les transgressions, toutes les causes perdues, je savais qu’il en était. Il est de cette trempe-là, mon homme. Mon Robin des Bois à moi.
De la remise à bateaux il a sorti le grand et lourd sac noir, qu’il a peiné à traîner sur quelques mètres avant de le jeter dans la barque, au bout du ponton. Il est monté dans la barque, qui a glissé sur l’eau et je l’ai vu disparaitre dans le noir, accompagné du bruit discret des rames.
Et depuis ce matin, depuis l’arrivée des sirènes, tout le quartier est en ébullition. Pensez donc, une vieille dame si gentille, si attentionnée, si prévenante, si attachante…
Si… si…. Tous ces «si » me donnent la nausée.
Que s’est-il passé cette nuit ? Qu’as-tu fait ? Où es-tu Guillaume ?
Au milieu de toute cette agitation, ton absence me pèse. Pourtant à mon réveil, ta place vide, marquée par les draps froissés, ne m’a pas affolée.
Les équipes policières se sont dirigées vers ce bras de mer, si près de la maison et de notre ponton. Et c’est le corps d’Yvonne que l’on emmène dans cette ambulance. Pas de sirène hurlante en partant. Trop tard.
Et les murmures se propagent, courent, enflent et viennent me frapper.
– Elle s’est noyée… Ils l’ont retrouvée à quelques mètres du ponton… C’est le père Granger qui l’a trouvée… Oui, oui, il promenait son chien… En chemise de nuit la pauvre… Il est sous le choc… Alors elle s’est noyée… C’est comme j’t’dis… Dehors au milieu de la nuit… Elle a perdu la tête, cette pauvre Yvonne.
Yvonne, qui vit de l’autre côté du jardin de Guillaume et Lily, est la doyenne du quartier. Son rideau de cuisine est toujours levé, et elle campe là, observant ce jeune couple, si charmant. Et puis ce jeune homme, ce Guillaume ressemble tellement à Lucien. Son Lucien, qu’elle visite maintenant tous les jours au cimetière.
Autant vous dire qu’elle l’observe son Lu… ce Guillaume. Alors depuis qu’elle a surpris des allées et venues de sa barque tard dans la soirée – il faut dire qu’elle ne dort plus beaucoup à son âge – elle l’épie, et pas très discrètement. Ce qui n’amuse pas toujours Lily, mais fait plutôt sourire Guillaume. Au grand dam de Lily qui lui demande de rester prudent et à qui il s’amuse à répéter qu’elle n’est pas dangereuse ; il l’appelle affectueusement “ma curieuse”.
Ta main vient se poser sur mon épaule. Enfin, tu es là, et parmi toute cette agitation, je respire. Ton regard est las, triste, et tes yeux me disent que tu as des choses à raconter, à me confier, sur cette nuit encore moins ordinaire que les autres.
Guillaume murmure :
– Ma Lily. Quelle nuit !
– Raconte-moi
– Avec la barque, j’ai remonté l’anse jusqu’au premier point de rencontre. Ils m’attendaient, cachés, terrassés par la fatigue et par la peur.
– Combien étaient-ils ce soir ?
– Toujours plus nombreux, trop nombreux pour la barque…
– Tu avais assez de gilets, ils sont tous montés ?
– Comment voulais-tu que je fasse un tri !
Guillaume regrette aussitôt le ton abrupt qu’il a mis dans sa réponse et poursuit
– Excuse-moi, ça a été si dur ce soir.
– A cause d’elle ?
– A cause d’elle et malgré elle. Tu la connais… enfin tu la connaissais… curieuse comme un chat, “ma curieuse”, et pas discrète.
Et les larmes lui montent aux yeux.
Un silence s’installe que Lily n’interrompt pas, elle sait qu’il doit continuer son récit et pour cela reprendre un peu d’air, laisser passer ce nuage de tristesse qui l’envahit.
– Ils sont tous si fragiles, vulnérables, épuisés, esquintés, apeurés, tellement humains, tellement…
A court de mots, Guillaume s’arrête. Lily attend, les yeux baissés, presque terrifiée par la suite des événements qu’elle ose à peine deviner.
– J’ai hésité pendant une seconde, une seconde seulement, tu comprends
– Tu as hésité ?
– Ils ont cru voir un fantôme, elle est apparue si irréelle dans cette longue robe blanche avec le bras levé ; ils criaient, tellement surpris par cette apparition surnaturelle. Je ne pouvais pas faire demi-tour et les mettre tous en danger.
– Je ne comprends pas Guillaume
– Il fallait que je les mette à l’abri sur l’autre bateau qui les attendait pour la traversée, et je ne pouvais prendre le risque de faire chavirer la barque déjà pleine à craquer. Ils viennent de si loin pour échapper à tout ça, toutes ces misères, toutes ces guerres. Si j’avais pu faire demi-tour… j’ai continué.
Ses yeux se perdent au loin et je prends sa main, pour le ramener vers moi. Et il reprend dans un souffle
– Il faudra continuer demain.
– Demain, je viendrai avec toi, et tous les jours à venir, je serai avec toi.
Cette fois, je le tiens ce maudit voisin, ce vaurien, ce bandit, encore dehors avec sa barque à cette heure de la nuit à trafiquer je ne sais quoi. Où est ma canne ?
De toute sa force vaillante, elle claudique jusqu’au fonds de son jardin, au bord de l’eau, en
marmonnant ; bandit, bandit ! Elle passe sur le ponton de Lily et Guillaume, va jusqu’au bout pour mieux le voir et le surprendre. Elle aperçoit alors la barque qui s’éloigne et lève sa canne d’un air menaçant, ne comprend pas pourquoi autant de visages grimaçants et criants la regardent, et surprise, trébuche, perd l’équilibre, tombe à l’eau. Et coule comme une pierre.
Elle s’entend penser : j’aurai dû demander à Lucien de m’apprendre à nager.
***
Oh, douce folie
Emmanuelle Daubry
C’est sur un coup de téléphone que s’est achevée ma soirée de travail.
Pourquoi personne ne m’a écoutée ?
Certes ma mission est d’accompagner les personnes en situation d’handicap psychique mais celle de la Direction est aussi de protéger ses salariés.
Le lendemain de ce soir-là, j’ai consulté mon médecin qui m’a arrêtée pour plusieurs semaines. Diagnostic : surmenage.
Aujourd’hui, je fais mon « come back » au foyer. Pourquoi personne ne m’a écoutée ? Je ne cesse de me poser cette question. En reprenant mon travail au foyer Lofie. La situation tragique et imprévisible que j’ai vécue n’a pas eu l’effet escompté. Pourtant…
Je n’allais pas tarder à donner les traitements de 21 heures quand Pitbuck est venu me voir à 21H02, reprochant mon retard pour la distribution des traitements. Chose inhabituelle chez lui. Avec humour et gentillesse, je lui ai répondu que j’arrivais. Je lui ai donné ses comprimés et je me suis installée sur la mezzanine près de l’ascenseur. J’ai mis le chariot des traitements en biais vers le couloir afin que s’il y avait la queue et qu’un incident surgisse, personne ne tombe dans les escaliers. L’éclairage jaunâtre rendait l’atmosphère particulière.
Devant moi quelques résidents discutaient près du bureau de l’animation.
Quinze minutes plus tard, j’ai vu Pitbuck débouler du fond du couloir se dirigeant vers moi d’un pas vif.
– Je vais te faire la peau… cria-t-il
– Calme-toi !
– Je vais te faire la peau, te tuer…
– Stop ! Ça suffit ! lui ai-je dit essayant de ne pas montrer ma peur
– Viens là, t’es rien, vociféra-t-il.
Il s’est approché de moi. J’ai tourné le chariot de façon à ce qu’il fasse rempart entre lui et moi. Nous avons tourné autour, le chariot entre nous deux. Les autres résidents ont assisté à la scène sans bouger. Je l’ai vu se rapprocher de plus en plus vers moi. Il était tout près. Il a levé son bras prêt à frapper. Sylvaine ma collègue, entendant les cris, est sortie de la salle de télévision et a retenu juste à temps le bras de Pitbuck avant qu’il me roue de coups.
– Laissez-moi la frapper, elle le mérite.
– Vous savez que la violence est interdite.
– Je m’en fous, disait-il en levant à nouveau ce bras meurtrier.
Ma collègue a compris que cela ne tenait qu’à un fil qu’il s’en prenne aussi à elle.
– Laissez-moi partir, a-t-il demandé d’un ton impétueux.
Elle l’a relâché, et il a pris l’ascenseur qui a reçu les coups à ma place.
De suite, nous avons appelé le responsable d’astreinte, en l’occurrence ma Chef de Service.
–Bonsoir, c’est Louise. Je t’appelle au sujet de Pitbuck. Il a voulu me rouer de coups ce soir.
Heureusement que Sylvaine était là, elle a réussi à le stopper.
–OK, avez-vous besoin que je passe ce soir ?
Non, on termine les transmissions avec les veilleurs. Sylvaine est montée dans la chambre de Pitbuck. Il se maîtrise pour le moment, mais refuse de prendre le traitement du protocole prévu dans ce cas-là.
Ce que je vous propose, c’est de le laisser se calmer dans sa chambre, que les veilleurs n’hésitent pas à m’appeler s’il recommence. On verra demain comment on gère la situation.
Ce matin, je suis heureuse de retrouver mes collègues. Elles m’apprennent que Pitbuck est en hospitalisation libre, ce qui signifie qu’il peut revenir quand il veut. Et aussi qu’un bon nombre de résidents ne vont pas bien, et que les hôpitaux psychiatriques ne les prennent plus comme par le passé. Une tension commence à monter, me rappelant ce que j’ai vécu auparavant avec Pitbuck. Pourquoi personne ne m’a écoutée ?
Je croise Valence, lui « son cœur balance » ça résume bien sa situation. Son visage est crispé, cela veut dire qu’il ne va pas bien. Son état était déjà comme ça avant que je parte. L’humeur fluctuante, il sourit, et cinq minutes après, le visage fermé, il t’insulte te traitant de « sale français ». Après je rencontre Ethan, qui « bugue », qui se répète et se plaint des autres.
À force d’absorber au fil de mes rencontres de la journée, le mal-être et l’énergie morbide des résidents, je me sens « contaminée ».
C’est dans cet état que je m’installe sur une chaise pour la réunion avec notre Chef de Service.
– J’ai une nouvelle importante à vous annoncer, commence la Chef de Service.
– C’est au sujet de Valence, il va être hospitalisé ? je demande pleine d’espoir.
– Non, ce n’est pas à son sujet. Il s’agit de Pitbuck, qui a la permission de sortir de l’hôpital et il est sortant demain, ce qui signifie qu’on le réintègre au foyer vu qu’à l’hôpital, ils jugent qu’il n’y a pas eu de nouvelle crise.
– Comment ça, je m’écrie, il a fait acte de violence, je vous le rappelle.
– Nous n’avons pas d’autre choix que de l’accepter. Selon les nouveaux dispositifs mis en place, l’hôpital n’est pas un lieu de vie mais un lieu de soin.
Je jette un regard vers mes collègues présents pour y trouver du soutien, certains baissaient les yeux. Tant pis, je ne me tairais pas. Je les questionnerais pour que les cadres se bougent.
– Ont-ils augmenté son traitement au moins ? Quel travail ont-ils effectué avec lui ?
– Tu sais bien qu’à l’hôpital, ils sont en sous effectifs, et qu’ils prennent le discours des patients pour vérité. Rappelle-toi, sa psychiatre dit qu’il n’est pas alcoolique alors qu’il boit plusieurs bières à en être ivre.
– L’Institution a des règles, c’est à vous, la Direction de faire respecter notre partenariat avec les hôpitaux !
– Ecoute, c’est comme ça, point final ! Ne commence pas à monter sur tes grands chevaux. Ça suffit ! L’Etat ne donnera pas plus de moyens, et on doit faire avec.
C’est sur ces dernières paroles que se termine la réunion.
Je sors écœurée et furieuse. Mon regard croise celui d’une personne devant la porte d’entrée vitrée du Foyer. Je crois reconnaître ce regard qui m’a attaqué. Et la peur me saisit. Est-ce-lui ? Il doit rentrer seulement demain.
Je continue mon chemin dans le couloir à la recherche de Glen-Maël pour l’emmener en ville chez le cardiologue. A peine installé dans la salle d’attente, Glen-Maël d’une voix forte s’adresse à des patients :
– On le sait, c’est la vérité…, et pose son pouce sur sa carotide et fait signe de se trancher la gorge.
Menace-t-il les patients ? Comment vont-ils prendre ce geste ? Ni une ni deux, je recentre l’intérêt de Glen-Maël sur moi en lui posant des questions. Tout cela ne l’empêche pas de jeter des regards vers les autres patients. Heureusement que le cardiologue arrive en peu de temps pour la consultation. Je ne sais pas comment j’aurais pu continuer à contenir son délire.
De retour au foyer quand je lui raconte ce qui s’est passé, l’infirmière présente m’informe qu’il va recevoir son injection demain. L’Institution sait qu’il n’est pas stabilisé psychiquement et qu’on n’est pas loin d’un passage à l’acte lorsqu’il est en fin d’injection. Cela n’a choqué personne de me laisser partir seule avec lui à ce rendez-vous.
C’est bientôt l’heure du « café-détente ». Tu parles si je suis détendue avec la vision de Pitbuck qui revient et la scène que je viens de vivre avec Glen-Maël. C’est d’un air absent, qu’assise à une table, entourée de résidents et de collègues, je vis ces instants. J’effectue les tâches machinalement, sans y être vraiment.
Fabrice s’installe, il est angoissé car Killyan parait-il lui a taxé de l’argent. Il se répète, tourne en boucle, j’essaie de le rassurer du mieux que je peux et lui rappelle les consignes pour éviter ce genre de situations. Je me rassois à côté d’une collègue en pensant que dans 40 minutes ma journée sera terminée.
Valence arrive dans la salle et s’installe seul à une table non loin de Fabrice. Chaque entrée de nouveau venu dans la pièce relance ce dernier toujours dans sa boucle. Valence, le corps tendu et les poches sous les yeux, commence à s’écrier :
– T’arrête de parler de moi !
– Je parle pas de toi, répond Fabrice.
– Ça suffit, arrête de parler de moi ! Tu vas voir si ça continue…
Le ton monte, Valence devient de plus en plus agressif dans son intonation. Je me mets entre les deux, me tournant vers Valence et lui explique que Fabrice ne parlait pas de lui. Peine perdue quand Valence est dans cet état, il n’entend rien. Il se lève, tient des propos incohérents et met un grand coup de poing sur la table. Il s’approche de moi, je sens toute la tension et la violence en lui qui ne demande qu’à exploser. Il me frôle, je m’attends à ce qu’il me frappe. Il sort de la salle sans m’avoir touchée.
Je garde le sourire pour les résidents encore présents dans la salle. Mais à l’intérieur de moi, j’ai besoin d’évacuer toute cette tension. J’essaie d’en parler avec mes collègues arrivant à la fin du café-détente. Ils n’ont pas été présents et du coup prennent avec légèreté mes propos. Ceci dit entre le jeune « mou » et la future retraitée, je ne suis pas bien entourée et ne risque pas d’être aidée.
Je range les couverts lavés. Il faut que ces situations de violence cessent. Cela ne peut plus durer. Il n’y a plus de doute, il faut que j’en parle à ma Chef ! Sans trop m’en apercevoir, je prends un couteau, un de ceux qui coupent bien. Je le glisse dans ma poche ; on ne sait jamais…
Après avoir fini de nettoyer la salle, je me dirige vers le bureau de ma Chef et referme la porte derrière moi. Elle me regarde avec ses grands yeux pleins de surprise et de peur, puis elle dirige son regard vers son cœur. Je regarde aussi.
Un couteau aussi froid qu’elle y est planté !
***
L’erreur est humaine
Didier Le Gars
Les seuls blancs qui tranchaient la pénombre étaient les yeux et les oreilles du chat. Ce décor peint sur le mug renversé semblait ironiquement rappeler les heures qui venaient de s’écouler.
La tête posée sur son avant-bras replié, le haut du corps couché sur la table, avachi sur la chaise, il ronflait. La bouteille était vide, signe d’un alcool à bon marché, d’épaisses auréoles noirâtres subsistaient. À ses pieds, elle gisait inconsciente, il l’avait encore frappée.
Il s’éveilla et ouvrit les yeux, une table, trois chaises, un petit buffet, un vieux frigo et une gazinière crasseuse et rouillée tentaient de faire ressembler cette pièce à une cuisine.
Tout son corps était ankylosé, il étira les bras et allongea les jambes. Péniblement, il se leva et se dirigea vers la chambre, ses pas résonnaient dans sa tête.
Bien que le sang en séchant ait collé une partie de ses cheveux, de son œil gonflé, elle l’apercevait. Terrifiée, elle bloqua sa respiration et ne fit aucun geste, il ne fallait surtout pas attirer son attention. Elle ferma les yeux et entendit la porte de la chambre se refermer sur lui.
Quelques minutes plus tard, il en ressortit, il ne ressemblait plus du tout à l’homme qui était entré. Il arborait un costume gris et une chemise bleue rehaussée d’une cravate bordeaux. En poussant la porte qui donnait sur la rue, il tourna la tête et bougonna « à ce soir ».
Dès qu’elle entendit la porte claquer, elle se redressa, ce n’était plus possible, ses crises étaient de plus en plus fréquentes.
Ces soirs-là, elle ne le reconnaissait plus, l’abus d’alcool le rendait violent, elle avait beau se faire toute petite, il fallait qu’il la frappe. Plus il la frappait, plus il buvait et plus il buvait, plus il la frappait, ça ne prenait fin que lorsqu’il tombait ivre-mort. « Un jour il va me tuer » eut-elle envie de crier.
Elle était allée au commissariat, elle avait rencontré une assistante sociale qui lui avait conseillé de partir, mais pour aller où, elle n’avait pas d’argent et il était sa seule famille.
Depuis plusieurs jours, une idée avait germé dans son esprit, il fallait qu’il disparaisse.
Assise en tailleur, elle reprenait ses esprits et cette idée tournait et retournait dans sa tête « j’aurai des circonstances atténuantes » pensa-t-elle.
Elle se leva, ouvrit un tiroir, s’empara d’un couteau et sorti de la maison, il était là-bas.
Ses pieds nus sur l’asphalte froid du trottoir, la firent frissonner. Elle accéléra le pas, elle n’était plus qu’à quelques mètres de lui, il ne l’entendait pas arriver. Bientôt, elle pourrait tendre le bras et le toucher, un rictus nerveux contractait régulièrement sa joue gauche.
Ça y est, elle allait pouvoir le faire, il était à sa portée. Sa main se crispa sur le manche du couteau. Elle enroula son bras autour du cou de l’homme et d’un geste sec, elle lui trancha la gorge.
Un bouillonnement de sang inonda les alentours et l’homme s’écroula le visage face au sol. Son corps fut secoué de quelques soubresauts et il mourut. Elle l’avait tué.
Laissant tomber le couteau, elle se mit à courir. Plusieurs personnes l’interpellèrent et tentèrent de l’arrêter, elle courut encore plus vite, elle se sentait libre, coupable, mais libre.
Le bruit d’une sirène de police la ramena à la réalité, il fallait qu’elle se cache. La friche industrielle qu’elle apercevait à droite, allait être sa porte de sortie, des palissades en bois en fermaient partiellement l’accès. S’égratignant la peau des épaules, elle réussit à se glisser entre deux lattes.
Elle était maintenant, dans un grand hall d’où partaient de nombreux couloirs, au hasard, elle prit l’avant dernier à droite, un escalier montait, elle l’emprunta. Le sol était jonché de gravats et de vieux papiers.
Sur le palier, un couloir partait vers la gauche et l’autre vers la droite. Elle prit celui de droite, aujourd’hui la droite lui avait porté chance, elle lui avait bien tranché la gorge avec la main droite.
De nombreuses portes donnaient sur ce couloir, certaines desservaient d’anciens bureaux vitrés, d’autres des pièces sans fenêtres. Elle poussa l’une de celles ouvrant sur une pièce et se retrouva devant un amoncellement de vieux mobiliers.
En rampant, elle se glissa derrière une armoire et s’allongea sous un vieux bureau. Du lointain, lui parvenaient des aboiements de chiens. Exténuée par les dernières heures, elle finit par s’assoupir.
Elle fut réveillée par des voix qui semblaient provenir du rez-de-chaussée. La nuit était tombée, la pièce était plongée dans une obscurité quasi-totale, elle se leva.
Avançant à l’aveugle dans le noir, elle heurta des obstacles, son pied gauche buta contre une masse inerte, il lui sembla qu’un animal l’avait frôlé et elle se cogna la hanche contre ce qui lui parut être un coin de table.
Un filet de clarté filtrait sous la porte, à tâtons, elle saisit la poignée et entrouvrit, c’était un soir de pleine lune, malgré un épais voile nuageux certains de ses rayons traversaient l’ancienne verrière de l’usine.
Elle fit quelques pas dans le couloir et s’arrêta devant l’escalier, hésitant à le descendre. Les voix étaient plus fortes, mais encore très lointaines. Elle mit un pied sur la première marche et le second sur la deuxième. Enchainant cette manœuvre, elle se retrouva vite au rez de chaussée.
Rapidement, un panoramique du regard lui permit de découvrir d’où venaient les voix. Dans le fond de la cour, groupés autour d’un feu de palettes, des junkies s’échangeaient des joints en buvant des bières. Elle prit la direction de la palissade.
Elle agissait machinalement, elle s’arrêta un instant et réfléchit, avant de regagner la rue, elle devait faire le point. Rapidement sa décision fut prise, elle devait retourner chez elle. Dans l’un des placards de la cuisine, dans le fond d’une vieille boite à biscuits, elle avait caché un peu d’argent. Elle le prendrait, mettrait quelques affaires dans un sac à dos et tenterait de fuir. Elle n’allait pas gâcher sa vie à cause de lui, il la lui avait assez pourrie.
Elle passa la tête entre les planches disjointes, la rue semblait déserte, un coup d’œil à gauche, rien, un coup d’œil à droite, rien, elle écarta un peu plus les planches pour permettre à son corps et à ses jambes de passer. Elle avança furtivement, attentive à tous bruits. Elle releva le col de son chemisier, il faisait froid et l’atmosphère était humide, la faible lumière des lampadaires se reflétait sur le macadam mouillé.
Au loin, elle aperçut sa maison, toutes les lumières étaient éteintes, aucune voiture de police ne stationnait à proximité. Je vais entrer par derrière, pensa-t-elle. Ils avaient pour habitude de laisser la porte de l’arrière–cuisine toujours ouverte. Elle pria pour qu’aujourd’hui ce soit ainsi.
Quand elle passa devant l’ancien café, elle eut l’impression qu’un volet avait bougé, aussitôt, elle s’immobilisa et s’accroupit derrière des containers à ordures, attendit plusieurs minutes et finit par reprendre son chemin.
Les trottoirs étaient vides, l’absence de passants lui parut anormale, habituellement à cette heure-là, elle croisait des ouvriers revenant de l’usine ou de modestes employés étriqués dans des imperméables bon marché, aujourd’hui personne, pas même un couple d’amoureux à demi-caché dans un coin d’ombre. Elle avait l’impression que le monde l’ignorait, qu’il ne s’était rien passé, cette situation fit monter son stress d’un cran.
Elle comprit en se souvenant que c’était ce soir-là, que l’équipe locale rencontrait dans un derby sa rivale régionale. Les supporters les plus virulents, par hordes, s’étaient rendus dans l’enceinte sacrée, quant aux autres, bière à la main, bien calés dans leurs canapés, ils hurlaient devant leurs écrans.
En sueur, mais pétrie de froid, elle se retrouva bientôt devant la porte de l’arrière–cuisine, elle posa sa main sur la poignée et, comme elle l’avait envisagé, la porte s’ouvrit. La maison était plongée dans l’obscurité, instinctivement sa main se dirigea vers le commutateur électrique. Elle eut un éclair de lucidité et son bras s’immobilisa, surtout ne pas allumer, ne rien faire qui puisse la faire repérer. Elle avança à tâtons dans la pénombre, se laissant guider par le voyant vert du congélateur qu’elle savait se trouver à gauche de la porte de la cuisine. Dès qu’elle put, elle posa sa main gauche sur le couvercle du congélateur et de l’autre main, elle chercha la poignée de la porte de cuisine qu’elle trouva et tourna. La porte n’opposa aucune résistance et s’ouvrit, l’obscurité dans la cuisine était encore plus profonde. Elle longea le mur jusqu’à atteindre la fenêtre qu’elle entrebâilla, poussa de quelques centimètres l’un des battants du volet, un peu de clarté pénétra dans la pièce, elle se retourna.
À cet instant, son corps fût subitement pris de tremblements, un goût âcre de bile lui envahit la gorge, elle se mit à pleurer et tomba à genoux.
Il était là, la tête posée sur son avant-bras replié, le haut du corps couché sur la table, avachi sur la chaise, il ronflait.
Dans un début de crise de démence, elle hurla :
– mais qui j’ai tué ?
***
Vengeance à l’essai
Camille
Tout ça pour 500 euros, mais qu’ai-je fait ? Il est où ce fichu papier qui disait qu’il n’y avait pas de risques ? Non mais c’est impossible. Je ne vais quand même pas mourir dans cet hôpital. Non, comme prévu, dans trois jours, je sors, et je vais acheter les alliances.
Le patient de la chambre 18 suait à grosses gouttes après la visite de l’infirmière ce matin.
Trois hommes parmi les sept qui avaient reçu ce nouveau médicament, Tulax42 étaient décédés…
Et c’était déjà dans la presse. En première page du journal qu’il tenait entre ses mains, on pouvait lire : “Scandale à l’hôpital de Toulouse, trois personnes qui participaient à une étude clinique se sont éteintes hier”. Puis l’article commençait par “le laboratoire qui a initié l’essai clinique enquête…” Le patient de la chambre 18, assis sur son lit, lâcha le journal, et prit sa tête entre ses mains.
Il s’était inscrit il y a quelques semaines pour participer à ce projet. Il lui fallait un peu d’argent pour acheter les alliances pour son mariage dans huit mois. C’était l’opportunité rêvée. 500 euros juste pour prendre le médicament et passer une semaine sous surveillance à l’hôpital.
Et maintenant il allait peut-être mourir dans vingt-quatre heures. Ou même douze ? Il avait mal au ventre. Déjà quarante-cinq minutes qu’il attendait le médecin. Que s’était-il passé pour les morts ? Il fallait qu’il sache, s’ils avaient reçu le même traitement, s’ils étaient bien morts à cause de ce dernier, s’ils avaient souffert. Sa gorge se serra, il avait des difficultés à respirer.
Son regard croisa son téléphone sur sa table de nuit, il devait appeler sa mère. Des larmes coulèrent sur ses joues. Elle lui avait proposé de lui prêter de l’argent pour acheter les bagues. Si seulement il avait accepté. Si seulement…
L’infirmière frappa à la porte et rentra.
– Je ne me sens pas bien, je veux voir le docteur, tout de suite, je vais mourir, faites quelque chose.
– Bien sûr monsieur, je vais l’appeler.
– J’ai mal partout, c’est le Tulax42, moi aussi on me l’a injecté hier, s’il vous plaît…
Elle le coupa avant qu’il ne puisse finir sa phrase.
– Mais non calmez-vous. C’est le stress Monsieur, ne vous inquiétez pas, vous allez très bien.
L’infirmière se contenta de prendre les draps trempés, et sortit sans se presser de la chambre.
Mylène alla déposer les draps au bout du couloir, et s’arrêta quelques instants. Elle aussi transpirait beaucoup depuis hier. Elle aussi attendait désespérément le médecin, qui n’avait vraiment pas choisi son jour pour arriver en retard.
Il y avait quatre hommes qui avaient également reçu le traitement, et qui attendaient de savoir ce qui allait leur arriver. Et tout l’hôpital avait les yeux tournés vers eux, le docteur Ramblin qui avait administré le produit, et elle, qui le secondait dans l’étude. Et les patients qui n’arrêtaient pas de demander s’ils allaient mourir. Et les familles qui criaient au scandale. Et les médias qui se réjouissaient d’avoir dans leur région un fait divers qui regroupait cadavres et laboratoire pharmaceutique.
Ça faisait des années que Mylène travaillait au sein du service de gériatrie, et des années qu’elle demandait à en changer. Elle n’en pouvait plus des vieux. Le déclin de l’état de ses patients n’avait rien d’inattendu, donc quand M. Untel ne savait plus marcher, plus parler, et se rapprochait dangereusement de l’état du végétal, ça n’intéressait personne.
Elle ce qu’elle voulait, c’était un service plus vivant. Des vrais malades. Des grands brûlés, des gens à qui on a coupé un bras ou ouvert la tête. Non pas qu’elle souhaitait particulièrement le malheur des gens, mais lorsqu’elle prenait sa pause-café avec ses collègues, elle n’avait jamais rien à raconter. Alors que cette idiote de Sandrine pouvait se pavaner toute la journée. Accident de voiture, vengeance armée, bagarre au couteau, ses patients arrivaient souvent en plusieurs morceaux. Une fois elle avait même pris des photos au bloc d’un homme qui après un accident de moto avait perdu un bras et avait eu les jambes broyées pour se vanter auprès des aides-soignants pendant la pause déjeuner.
Lorsque le docteur Ramblin avait proposé à Mylène de participer à cette étude, ce fut un second souffle pour elle. Enfin un peu de renouveau et l’imprévisible lié à la toute première administration chez l’homme d’un médicament l’excitaient. Et puis le docteur Ramblin faisait tourner les cœurs, grand, brun et charismatique, nombre d’infirmières rêvaient secrètement de travailler avec lui, ou plus si affinité. Mylène quant à elle le trouvait un peu trop sûr de lui et souvent peu aimable, mais l’idée que ses consœurs puissent l’envier lui mettait du baume au cœur.
Le patient de la chambre 18 attendait le médecin depuis bientôt trois heures. Son cœur battait toujours, il avait terriblement mal au ventre et à la tête et il ne savait plus trop s’il avait envie de vivre ou de mourir. Il avait retourné toutes les options possibles maintes et maintes fois, il avait forcément reçu le même médicament que les morts. Pire, comme il était le dernier à qui le produit avait été administré, il avait certainement eu la dose la plus élevée. Donc il allait mourir. Mais il n’allait quand même pas mourir à trente ans ! Le laboratoire devait surement être en train de fabriquer un antidote et l’hôpital allait lui donner un traitement préventif. Et que faisait le crétin de médecin qui lui avait fait l’injection, celui qui lui avait dit qu’il n’y avait presque pas de risque ? Celui qui souriait quand il avait signé les papiers ? Il se cache maintenant, le lâche ! Qu’il se cache bien alors. Il pourrait l’étrangler avec les tuyaux de la perfusion, l’étouffer avec son coussin, le pousser par la fenêtre… ça ne le sauverait pas, mais ça le soulagerait de voir cette ordure mourir avant lui.
Mylène avait longuement savouré le moment où elle avait annoncé à Simone en pédiatrie, à Laure chez les cancéreux et surtout à Sandrine qu’elle avait été choisie par le docteur Ramblin lui-même pour le seconder dans ce projet d’envergure internationale et d’une importance particulière pour cet hôpital. Elle avait vu l’envie dans les yeux de Simone, et lorsqu’elle vit la jalousie dans ceux de Sandrine, elle narra longuement son entretien en tête à tête avec le docteur dans son bureau. Sandrine contrariée rougissait, et Mylène souriait de plus belle.
Quatre heures que les patients attendaient. Mylène raccrocha le téléphone, le docteur était encore sur répondeur. Absent dans une telle situation, il se croyait vraiment tout permis celui-là ! A moins qu’il ait été déjà arrêté par la police ? Qu’allait-il dire ? Les policiers allaient-ils poser des questions sur elle ?
Il avait intérêt à répondre qu’elle était sérieuse et qu’elle travaillait bien. Mylène avait en effet toujours ou presque, été consciencieuse et se pliait aux ordres de Ramblin. Même après cette fois où il l’avait humiliée devant tout le monde. Elle s’était assise à côté de lui à la cantine, comme ils travaillaient ensemble c’était bien normal. Et à voix haute il lui avait demandé d’aller s’asseoir à une autre table. Offusquée elle avait quitté la cantine. Le regard fier et victorieux de Sandrine l’avait achevée. Le mépris du médecin l’avait rendue folle de rage.
Elle le rappela encore une fois, il allait bien finir par décrocher quand même. Elle aperçut Sandrine et Simone venir vers elle.
– Bonjour Mylène, comment ça va ? Tu dois être bouleversée avec tous ces morts dans ton étude ? demanda Simone
– C’est affreux, répondit Sandrine, une grimace forcée sur son visage.
Et Mylène qui pour une fois avait l’attention de ses collègues raconta ce qui s’était passé en prenant soin de n’omettre aucun détail.
– C’est absolument horrible, vous auriez vu les malades, dégoulinants de sueur, paniqués, il y en a un qui suffoquait et ça a duré des heures, le pauvre, et Ramblin qui ne comprenait rien à ce qui se passait, qui courait d’une chambre à l’autre, il ne cessait de répéter « je comprends pas je comprends pas… »
Et voyant que ses consœurs écoutaient, les yeux écarquillés, elle se surprit à en rajouter :
– Vous auriez vu la terreur dans le regard des malades, il y en a un genre grand, baraqué, barbu, un homme qui avait l’air fort quoi, il appelait sa mère en se faisant pipi dessus, ce n’était pas beau à voir, pauvre garçon. Enfin j’ai pris sur moi, et j’ai épaulé Ramblin, il avait tellement besoin de moi.
– T’es courageuse, répondit Simone compatissante
– Oui, enfin moi aussi j’en ai qui appellent leur mère, une infirmière qui ne supporte pas ça n’a pas sa place dans un hôpital, rétorqua Sandrine.
Mylène nota avec amusement l’agacement de Sandrine, et pendant une bonne demi-heure, elle raconta, Ramblin qui courait, qui paniquait, la peur, la terreur puis la résignation des patients et les cœurs qui s’arrêtaient sous le stéthoscope.
Simone et Sandrine ne perdaient pas une de ses paroles, et s’imaginaient déjà réconforter le médecin.
En mimant les gestes précipités et désespérés du docteur qui tentait de réanimer ses patients, Mylène aperçut deux policiers à l’entrée de l’hôpital. Au même moment, on l’appelait pour aller s’occuper de la chambre 18.
Mylène savait bien que c’était de sa faute. Quoique c’était aussi de la faute du Docteur Ramblin. Surtout de sa faute à lui quand on y pense.
– Madame, je ne me sens pas bien, il faut absolument trouver le docteur, ça fait des heures que je l’attends.
La police venait-elle pour elle ? Non elle venait sûrement interroger des gens, mais pas spécifiquement elle.
– Malheureusement personne n’arrive à joindre le docteur Ramblin, et aucun des autres médecins ne peut vous voir pour le moment.
– J’ai le cœur qui s’emballe, j’ai mal aux jambes, au ventre, à la tête faites quelque chose, vite, dit-il d’une voix tremblante.
Peut-être savaient-ils ? Peut-être que quelqu’un l’avait vue ? Ils venaient pour l’arrêter. Est-ce qu’elle risquait la prison ? Bien sûr que non. Les infirmières préparent des dizaines de traitements chaque jour, n’importe qui aurait pu se tromper.
– Oui ça a commencé comme ça aussi pour les autres. Tout pareil, mal aux jambes au ventre, le cœur qui s’accélère… puis qui s’arrête.
Mais bien sûr qu’elle irait en prison, trois morts quand même.
Il se mit à sangloter de nouveau, en la tenant par les épaules, le regard suppliant.
On frappa à la porte. Mylène ouvrit, et retint sa respiration. Les deux policiers lui demandèrent de les suivre dans la salle de repos.
Elle allait dire qu’elle s’était trompée, qu’elle était désolée, elle allait beaucoup pleurer ; ça allait peut-être les attendrir. Ou alors, non, après tout si personne ne l’avait vue, personne ne découvrirait ce qui s’était passé. À moins qu’ils ne fassent une autopsie ?
– Madame, nous avons une nouvelle difficile à vous annoncer. Le docteur Ramblin est décédé. Il a été retrouvé chez lui, ce matin, il avait pris des somnifères.
Mylène mit quelques secondes à intégrer cette information. Mort ? Le docteur Ramblin ? Suicidé ? Elle n’en demandait pas tant, mais ce prétentieux n’avait que ce qu’il méritait.
– Nous ne pouvons pas à ce stade écarter la possibilité qu’il puisse y avoir un lien entre le suicide du docteur et le décès de ses patients. Nous aimerions vous poser quelques questions.
Les palpitations de Mylène se calmèrent. Le suicide confirmait que le docteur se sentait coupable. Il ne lui restait plus qu’à dire que les jours précédents il était fatigué, absent, et qu’il avait effectivement pu faire des erreurs lors de l’administration du médicament. Elle était sauvée.
Elle n’avait voulu tuer personne. Juste faire rater l’essai pour nuire à Ramblin. Licencié, radié, houspillé par le laboratoire. C’était tout, ce n’était pas si grave. C’était une vengeance à la hauteur de l’humiliation qu’il lui avait infligée. Au lieu de diluer la poudre dans le solvant habituel, elle avait pris la première bouteille qui lui était passée par la main, et avait préparé les seringues. Elle n’avait pas prévu qu’ils allaient tous mourir.
Le directeur de l’hôpital sortit de la chambre 18 le visage sombre. Encore un qui n’avait pas survécu. Il alla chercher Mylène pour lui annoncer la fin de l’étude. Le laboratoire avait décidé de mettre un terme à sa collaboration avec l’hôpital et pensait à réétudier le Tulax42.
Il lui dit également qu’une autre étude allait commencer en pédiatrie, et que comme elle était déjà formée aux règles des essais cliniques, elle pourrait y participer.
Mylène sourit et jubilait intérieurement. Elle se délectait. Elle ne supportait pas les enfants, et leur en voulait de ne jamais pu en avoir… les nourrissons, cela ne raconte rien et c’est si fragile…